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23 février 2011

LES GARDIENS DU DON

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Aux enfants du monde, qui ont le Don de bâtir les futurs.

 

Paul Marguerite

 

« Aurai-je tort de demander les mêmes précautions pour l'examen des individus, et de n'accorder le droit de les juger qu'à celui qui peut, par la pensée, entrer dans le caractère d'un homme et voir clair en lui, qui ne se laisse point éblouir par les apparences [...] mais sait discerner le fond des choses ? »

 

Platon : La République (Livre IX)

 

 

 

 

I

 

LES DESCENDANTS DE SAMOS

 

L'aspirant coordinateur Solkin tendit sa feuille de contrôle à l'examinateur.

- C'est parfait aspirant ! Il ne vous reste plus qu'un holopsy à sensitiver et vous serez nommé coordinateur. Félicitations !

- Merci lieutenant !

- Rendez-vous au centre et demandez l'holo cent deux.

- Cent deux ? Ça doit remonter à dix mille ans !

- Peut-être même plus ! Mais je suis sûr que ça vous intéressera. Bon courage !

L'aspirant écouta distraitement les consignes de sécurité que lui prodigua l'ingénieur du centre holopsy.

C'était au moins la millième fois qu'il sensitivait un holo.

Il savait qu'il allait s'attacher aux pas des protagonistes, qu'il pénétrerait leur univers et vivrait les mêmes émotions qu'eux...

L'ingénieur un peu gêné lâcha d'un ton monocorde.

- Le règlement m'oblige à vous rappeler deux points précis.

Un, vous pouvez sonder les pensées de toutes les personnes enregistrées dans l'holo.

Deux, vous devez veiller à ne pas  vous laisser envahir par vos émotions.

Quand le couvercle opaque du caisson sensoriel se referma, Solkin était prêt à recevoir, en mode holopsy, les données de la deuxième mission Atlante sur Sol III.

La pression de l'air augmenta légèrement. Les luxions du tableau de contrôle clignotèrent un instant avant de s'éteindre...

Plongé dans le noir, il sentit d’abord l’air chaud sur sa peau, puis il émergea dans un autre monde.

Sa première vision fut une barrière rocheuse très haute, immense, elle écrasait le paysage.

Sa première émotion... marchait à côté de lui...

 

Cet après-midi là, le berger du domaine des Ouches, propriété d'Aghir le Do-Khan du Piras, s'approchait d'une imposante masse de pierres.

Les falaises de « la porte des misères » se dressaient devant lui, porteuses d’une noire réputation, elles semblaient le défier.

L'homme de Sol III ne perçut pas la présence de l’Atlante...

Grand et fort pour un garçon de seize ans, Kilian avait la tête sur les épaules. Il ne croyait pas vraiment aux fables étranges que les gens colportaient à propos de la porte des misères.

 

Solkin pénétra les pensées de Kilian et découvrit les raisons qui troublaient le berger.

 

Une vieille légende disait que Xâr, un vétéran de la caste des pisteurs avait découvert un passage permettant de traverser ces montagnes.

Le récit qu'il rapporta au roi Roxan IV fut terrible, rempli de monstres sanguinaires et d'adversaires impitoyables. Mais c'est surtout la description des lourds cailloux jaunes et brillants, dont l'aventurier ramenait un échantillon gros comme le poing, qui retint l'attention du roi.

Plus convaincu par la taille de la pépite que par l'éloquence du pisteur, Roxan IV décida de devenir encore plus riche et puissant.

Un matin le roi et Xâr enfourchèrent leurs chevaux et franchirent la porte ouest au galop. Derrière lui se précipitèrent, la famille royale, la cour, les soldats de sa garde et tous les amateurs de métal jaune.

Plusieurs mois plus tard, il fut évident qu'on ne reverrait jamais  les membres de l'expédition. Tous, y compris les plus valeureux gardes du roi, furent considérés comme morts.

Des langues bien pendues ne tardèrent pas à désigner Tanas, le dieu du mal, comme responsable d'avoir égaré la ruée royale dans des profondeurs mystérieuses et impénétrables.

Quant à savoir où pouvaient loger Tanas et ses démons, il n'y eut qu'à regarder vers la montagne. Les Pirasques lui attribuèrent des pouvoirs maléfiques et l'appelèrent : « la porte des misères ».

 

« Il pense qu'une partie de cette histoire est vraie », se dit Solkin.

 

« Bah ! Ce n'est sûrement qu'une légende », s'encouragea Kilian.

Le berger craignait plutôt la présence des scorpions ou des serpents.

Pire encore, des brigands profitant des croyances populaires pouvaient s'abriter dans ces lieux déserts.

Suivant depuis le matin les traces d'une jeune brebis égarée, il s'était juré de la ramener coûte que coûte. Il n'était pas question de faire demi-tour.

Khan Aghir se mettrait en colère s'il revenait sans l'animal. Et les colères du Do-Khan étaient célèbres jusqu'aux limites du pays.

Kilian se força à lever la tête, en pensant qu'il aurait dû se faire accompagner par Wolof son loup blanc. Il fixa les parois immenses et grises.

« Non ! Je n'ai pas peur », se dit-il, en touchant les lanières de la fronde qui pendait à sa ceinture. Sa sacoche était pleine de billes d'acier et depuis deux ans, il n'avait jamais manqué une cible.

Il s'engagea parmi les rochers.

La piste de l'animal le conduisit dans un espace dégagé où les falaises formaient une enclave et paraissaient l'encercler.

L’idée d’avoir pénétré le domaine de Tanas l’effleura. Se sentant subitement pris au piège, il se retourna vivement et constata avec soulagement que le chemin qu'il venait de suivre était toujours libre.

Il regarda autour de lui, tout était calme. La falaise la plus haute faisait face à l'ouest. Le soleil en éclairait la moitié supérieure.

 

Soudain, Solkin vit Kilian plonger derrière un tas de pierres.

 

Le berger observait les falaises, il avait vu quelque chose bouger, là-haut, sur la ligne séparant la zone d'ombre de la lumière.

Il n'attendit pas longtemps. Une forme monstrueuse et noire s'avança lentement sur la paroi de la falaise. Elle fut bientôt suivie par une autre, plus petite. Pendant quelques instants, des formes de tailles différentes et plus ou moins effrayantes se succédèrent avant que Kilian ne comprit le phénomène.

Les rayons du soleil frappaient la végétation et les rochers dressés sur le sommet de la falaise se trouvant juste derrière lui et montraient en ombre chinoise des formes inattendues sur la paroi qui lui faisait face.

Fasciné, Kilian oublia la piste et la colère de Khan Aghir.

Il avisa un petit monticule et y grimpa pour profiter pleinement du spectacle. Adossé à un rocher, il regardait les dragons et les monstres fabuleux défiler au-dessus de lui. Les yeux pleins d'images fantastiques, il se sentait bien et n'avait pas peur.

Brusquement, un bruit de cailloux roulant dans une ravine toute proche alerta le garçon. Il s'aplatit sur le sol et resta un moment silencieux. Tous les sens en alerte, il scruta les rochers alentours...

Plus rien ne bougeait. Il perçut une présence à quelque distance sur sa gauche et ressentit fortement l'inquiétude qui en émanait.

« Être humain ou animal, il n'a rien d'agressif », conclut-il.

La nuit tombait, mais aucune crainte n'habitait plus Kilian, il entrevoyait la vérité.

Certaines parties de la légende étaient fondées sur des jeux d'ombres et de lumières. La peur et l'imagination des hommes avaient engendré les monstres et tout le reste.

Il pensa au passage secret de Xâr. L'idée de partir à la recherche de ses parents se fit plus présente que d'habitude.

D'autres pierres roulèrent dans l'obscurité. Il sortit sa fronde et se dirigea silencieusement vers l'endroit d'où provenaient les bruits.

Maintenant habitué à la pénombre, le jeune homme distingua une forme qui se cramponnait et essayait vainement de grimper la pente raide. Il reconnut la brebis qu'il poursuivait depuis le matin.

Assurant ses appuis dans le raidillon, Kilian récupéra l'animal, le caressa, le rassura et l'attacha avec sa ceinture de cuir avant de reprendre le chemin des Ouches.

D'un pas léger, le berger s'enfonça dans la nuit. La « porte des misères » ne lui avait pas livré le secret de son passage mais elle avait perdu beaucoup de sa triste renommée.

 

Solkin se demanda ce que la capture d'une brebis, faisait dans l'holo cent deux. Sauf s'il s'agissait de montrer que ce gamin utilisait le Don de manière naturelle et sans même savoir qu'il le possédait à un degré élevé.

 

Rouge comme une tomate bien mûre, le Do-Khan Aghir, explosa.

- Impossible ! C'est incroyable ! Ce garçon se moque de moi !

Khan Aghir frappa un coup terrible sur la grande table de chêne, les couverts s'entrechoquèrent, les assiettes tremblèrent et des verres s'écroulèrent avec fracas.

- Oh ! Par Ghö... regardez-moi cette pagaille, soupira Made Zelia en levant les bras au ciel.

Elle se pencha pour ramasser la vaisselle mais Khan Aghir écarta sa femme d'une bourrade et s'approcha de Kilian.

- Écoute garçon, tu as ramené la brebis, c'est très bien et je te félicite. Mais je ne supporte pas le mensonge. Personne ne s'approche impunément de la porte des misères ! Souviens-toi de Jekan, il y a deux ans, et de Mira trois jours plus tard, ils ont disparu pour toujours.

Kilian soutint le regard de Khan Aghir et ne renonça pas à maintenir sa version des faits. Tous les jeunes gens du pays étaient au courant, Jekan et Mira avaient fui les interdits de leurs parents pour vivre ensemble, quelque part à l'est.

- Et moi je vous dis, Khan que la brebis se trouvait bien au pied d'une falaise de la porte des misères.

- Le voilà qui devient fou. Vite Zelia ! Envoie chercher le grand prêtre et le blé sacré. Ce garçon est habité par Tanas.

- Mais non ! Je peux vous expliquer. Je vous supplie de m'écouter, Khan !

Kilian savait que les exorcismes du grand prêtre étaient assez désagréables pour les malheureux qui les subissaient. Et surtout, il ne voulait pas être traité comme un banni pour avoir pénétré le monde des démons.

- Je t'écoute garçon, mais ne te moques pas de moi ! Sinon ! ...

 

L'Atlante s'amusa du talent d'acteur de Khan Aghir « Tu ne risques rien berger, ton Do Khan ne te veut pas de mal car il te considère comme son fils. »

 

Alors, Kilian raconta comment les rayons du soleil couchant créaient dans les rochers des jeux d'ombres et de lumières et, excitant l'imagination, faisaient surgir des visions extraordinaires.

- Il n'y a rien à craindre de la montagne, Khan Aghir. Je veux bien y retourner avec vous et en compagnie de témoins en armes, si vous voulez.

- Par Ghö ! s’exclama Made Zelia.

Elle fit le signe sacré et entama une série de prières silencieuses à Ghö et à tous les esprits bienfaisants qu'elle connaissait, pendant que Khan Aghir réfléchissait.

- Tanas t'emporte Kilian ! Nous irons dès demain voir tes ombres et gare à toi si tu as menti.

Le lendemain après-midi, on rentra les bêtes beaucoup plus tôt que d'habitude, aux Ouches.

Kilian avait donné les recommandations d'usage à Wolof tout en sachant que le grand loup blanc n'avait pas besoin de ses conseils pour assurer la sécurité du domaine.

Trois guerriers avaient été engagés pour protéger la petite troupe. Elle était composée d'un meunier, d'un charpentier, de Kadol représentant le Khan de la province de Yortes, de Khan Foril de la province d'Ezpar, du Do-Khan Aghir et du grand prêtre qui portait le blé sacré. Les guerriers avaient refusé de prendre leurs fauves avec eux, prétextant qu'ils ne serviraient à rien.

« Tanas et ses démons pouvaient envahir l'esprit d'un animal pour le retourner contre son maître. »

À l'heure prévue, et tous armés comme pour partir en guerre, ils se mirent en route derrière Kilian.

La marche fut longue et pénible. Aucun des compagnons n'osait parler à son voisin.

 

Amusé par ces esprits superstitieux, Solkin sentit la peur envahir le groupe.

 

En approchant de la masse sombre, la troupe commença à s'étirer et à traîner la jambe. La sueur qui inondait les hommes n'était pas due à la chaleur ou à la fatigue. Ils étaient prêts à fuir au moindre mouvement suspect.

Seul Kilian était serein. Précédant Khan Aghir de quelques coudées et le reste de la troupe de plusieurs enjambées, il arriva au monticule, juste quand le soleil commençait à descendre derrière la ligne de crête.

Le berger attendit que Khan Aghir soit à sa hauteur pour lui indiquer l'emplacement idéal.

- Voilà. C'est ici Khan. Adossez-vous contre ce rocher et regardez cette paroi.

Les autres arrivèrent, prêts à détaler comme des lapins. Ils se collèrent contre Khan Aghir qui n'avait pas bougé. Le meunier tremblait si fort qu'on entendait ses dents claquer. Le charpentier était pâle et raide, il faisait peur à voir.

Il faut dire que ces deux là connaissaient toutes les histoires effrayantes, colportées par leurs clients, à propos de la porte des misères.

Les guerriers forçaient leur courage mais on voyait bien qu'ils ne croyaient plus à l'utilité de leurs armes dans ces lieux maléfiques.

Kadol et Khan Foril essayaient d'afficher une dignité égale à celle de Khan Aghir, qui lui-même ne voulait pas paraître moins courageux que son berger.

Le grand prêtre semblait à son aise. Il avait prié tout au long du chemin et Ghö lui avait parlé. S'il découvrait l'emprise de Tanas dans cette affaire, il serait un exorciste impitoyable. Si le garçon disait vrai, il annoncerait une intervention divine et on viendrait de loin visiter le temple de Ghö.

Des deux solutions, la seconde avait sa préférence, car il aimait bien Kilian qui tous les ans, à la fin des moissons, portait une brebis jusqu'au temple et l'offrait au prêtre pour le grand rite.

Le berger des Ouches n'était pas un dévot, il venait au temple pour certaines grandes cérémonies et cela suffisait au grand prêtre.

Khan Aghir se racla la gorge.

- Hum ! Mes amis, nous allons nous installer suivant les conseils de Kilian. Je vous demande d'observer en silence ce qui va se passer... Cependant, restez sur vos gardes... En cas d'alerte, il nous faudra rester groupés.

Ils prirent place, assis, serrés les uns contre les autres, la tête levée dans la direction indiquée par Kilian.

Tout à coup, un frisson parcourut l'assistance. La première illusion venait d'apparaître.

C'était une sorte de dragon, qui grandissait à vue d'œil pendant que le soleil s'enfonçait à l'ouest. Puis ce fut un monstre fabuleux, dont les ailes de feu s'embrasèrent pour laisser place à une forme humaine, allongée sur un gros rocher.

Chacun y reconnut un frère, un cousin ou un ami. Le grand prêtre pour sa part y vit un signe et entama, en sourdine, un chant de louanges à Ghö qui rassura complètement la petite troupe.

Maintenant chacun se laissait aller à des commentaires. Même les jeux d'ombres et de lumières qui ne donnaient pas de formes particulières, soulevaient des oh ! et des ah ! d'admiration.

Kilian se leva et dit.

- Voilà les monstres qui hantent la montagne, Do-Khan Aghir. Regardez-les bien. Ce ne sont que des ombres inoffensives.

Sentant l'instant propice, le grand prêtre fit plusieurs fois le signe sacré et s'écria.

- Prodige ! Divin prodige ! Ghö a chassé Tanas de cette montagne. Vénérons Ghö, mes amis !

Allongés sur le dos, à la manière pirasque, ils fermèrent les yeux et prièrent jusqu'à la tombée de la nuit.

Les ombres avaient disparues depuis longtemps mais ils n'étaient plus terrifiés. Avec l'aide de Ghö et de Kilian, la montagne était lavée de sa misérable réputation.

Tandis qu'ils allumaient les torches pour le chemin du retour, Khan Aghir prit la parole.

- Chers amis, nous savons que Kilian est un garçon courageux et loyal. Et notre grand prêtre ne me contredira pas, si j'ose dire que Ghö l'a choisi pour montrer la véritable nature de cette montagne... Montagne à laquelle il faudra d'ailleurs trouver un nouveau nom. Nous avons donc de bonnes nouvelles pour le Piras. Seulement, il ne faut pas laisser des esprits tordus les déformer. Aussi, afin de débattre de la meilleure façon d'informer le pays, je vais demander la réunion du grand conseil dès demain soir.

Au fait ! Bien que certains d'entre vous ne soient pas membres du grand conseil, ils y sont bien sûr exceptionnellement invités. Si vous êtes d'accord, nous pouvons nous mettre en route.

Chacun approuva et ils reprirent le chemin de la cité.

À peine arrivé, Kilian se précipita dans sa cabane, alluma un grand feu dans la cheminée et raconta toute l'histoire à Wolof.

Celui-ci l'écouta avec attention, penchant de temps en temps la tête à droite ou à gauche pour exprimer son intérêt. Le loup blanc se montra très patient et quand Kilian finit par s'endormir à même le plancher, il alla tirer la couverture posée sur le lit et en recouvrit le garçon.

Le lendemain, Wolof réveilla Kilian en lui mordillant les jambes comme il le faisait tous les matins. Le berger se leva d'un bond et, après avoir joué un moment avec le loup, courut jusqu'au puits. Il en tira plusieurs seaux d'eau qu'il versa dans un grand chaudron placé au-dessus du foyer.

Après avoir remis du bois dans l'âtre, Kilian raviva le feu qui se mit à ronronner. Cela lui rappela ces félins qui suivent les guerriers pirasques dans presque tous leurs déplacements.

Il se souvint particulièrement d'un soir. Un guerrier-sabre était venu voir Khan Aghir pour acheter une monture. Il était accompagné d'un tigre qui avait bien deux têtes de plus que Wolof. Le cheval comme le loup s'étaient montrés très nerveux pendant que les hommes avaient négocié le prix du destrier.

Pourtant le félin, calmement allongé à dix pas de son maître, ne leur avait pas prêté la moindre attention. Kilian avait pu admirer la force tranquille de l'animal.

Au moment où le guerrier avait pris congé, il lui avait demandé le nom du fauve. L'homme n'avait pas répondu directement. Il avait souri, puis s'était adressé à l'animal comme à un ami.

- Ragh, nous partons.

Aussitôt, le tigre s'était porté à sa hauteur et ils avaient quitté le domaine des Ouches, en laissant derrière eux une impression de puissance formidable.

Le couvercle du chaudron se mit à cliqueter en cadence et ramena Kilian dans le temps présent. Il posa une grande bassine sur le sol et à l'aide d'une grosse louche y transvasa l'eau bouillante.

En attendant que son bain refroidisse un peu, il alla chercher de quoi manger pour lui et Wolof.

Une fois rassasié, il se déshabilla et, assis dans la grande bassine, se lava de la tête aux pieds.

Pendant que Kilian se séchait, Wolof se rendit à la bergerie, actionna le système d'ouverture des portes et mena les moutons jusqu'à l'enclos.

C'est là que le garçon le rejoignit.

- Beau travail Wolof ! Nous n'allons pas trop loin aujourd'hui, car nous devons être de retour pour la réunion du grand conseil.

En disant ces mots, Kilian caressa le loup blanc derrière les oreilles ; puis tournant le dos au troupeau, il marcha vers l'ouest en criant.

- Minos ! ... En route !

Aussitôt un grand bélier noir, suivi par son troupeau, s'élança derrière le berger ; tandis que Wolof fermant la marche poussait les retardataires.

Ils arrivèrent bientôt au sommet d'une colline verdoyante. Kilian se mit à l'abri du soleil sous un gros chêne. Le troupeau s'éparpilla sur le versant ensoleillé, sous la garde de Wolof et de Minos.

 

Solkin admira le paysage avec une vague impression de déjà vu.

 

Le berger creusa un trou dans le sol, y cala une pierre large et plate, plaça deux gros cailloux de chaque côté et ramassa quelques branches de bois mort. À l'aide de son briquet à amadou, il alluma le feu et, après avoir obtenu de bonnes braises, referma le four dans lequel il avait glissé la pâte à pain, préparée par Made Zelia.

Puis Kilian descendit la colline vers les champs cultivés et se plaça sur le large chemin qui séparait les deux premières cultures.

Le vent couchait le blé encore vert dans la bonne direction.

Sans faire de bruit, le berger inspecta les bords des plantations et découvrit les traces qu'il cherchait. Alors il ramassa une grosse pierre et la jeta de toutes ses forces le plus loin possible vers sa droite. Écoutant attentivement le bruissement des longues tiges vertes, il perçut la fuite d'un lièvre au milieu des blés, un gros !

L’animal s'immobilisa quelque part à dix pas de la bordure du chemin. Le berger lança une deuxième pierre, encore un peu à droite de l'endroit où il estimait que se trouvait le gibier.

Avant que la pierre n'ait touché le sol, sa fronde armée d'une bille d'acier tournoyait au bout de son bras. Il suivit à l'oreille la course du lièvre qui se précipitait pour se mettre à l'abri dans le champ voisin. Au moment où l'animal déboula, le bras de Kilian se détendit et le lièvre fut arrêté net au milieu du chemin. La bille avait frappé entre l'œil et l'oreille, exactement là où le garçon avait visé.

Kilian ramassa son repas et remonta vers le gros chêne d'où émanait maintenant une bonne odeur de pain chaud. Il s'installa près du four, prépara la moitié du lièvre à cuire sur une broche et conserva l'autre moitié crue pour Wolof.

Un grognement lui fit lever la tête. Il sourit, Wolof et Minos faisaient semblant de se battre. Ces deux-là étaient les meilleurs amis du monde, ils en profitaient pour se rouler dans les fleurs sauvages...

Kilian se rappela avec fierté le jour où Khan Aghir lui avait dit : « Je ne sais pas comment tu t'y prends avec les bêtes mais tu es le seul à qui elles obéissent sans dressage. Tu pourrais être maître d'un fauve de combat ou faire partie de la caste des dresseurs. Pourquoi restes-tu berger ? » Pour toute réponse, Kilian avait haussé les épaules. La guerre ne l'intéressait pas. La communication avec les animaux qu'il choisissait pour amis reposait sur la complicité et le respect.

Il se remit à la tâche et appela Wolof dès que le déjeuner fut prêt. Ils dévorèrent leur repas avec appétit. Quand il eut fini, Kilian lança le reste de son pain vers une tache rouge qui les épiait depuis un moment. Caché dans les branches du chêne, l'écureuil attrapa le morceau de pain et sauta sur une grosse branche. Là, il se mit à grignoter tout en observant les deux compagnons.

Kilian s'allongea dans l'herbe. Les yeux fermés, il revit les ombres s'avancer sur les falaises et laissa sa pensée vagabonder.

« Le grand prêtre va certainement tenter de transformer la montagne maudite en montagne sacrée... Je me demande si c'est une bonne chose... Pourquoi chercher le surnaturel, là où il n'y a qu'un phénomène explicable... Finalement le passage secret de Xâr doit vraiment exister... »

Il se laissa gagner par le sommeil.

Le soleil commençait à descendre vers l'ouest quand Wolof réveilla Kilian de façon inhabituelle. Au lieu de lui mordiller les jambes, le loup avait simplement appuyé sa patte sur la tête de Kilian. C'était le signal d'alerte.

En rampant, il rejoignit Wolof qui avait déjà pris position à la lisière des hautes herbes. De là, ils pouvaient voir tout le troupeau rassemblé qui remontait calmement vers eux. Le berger nota aussitôt que c'était Mina, la deuxième meneuse, qui conduisait le troupeau. Minos était invisible. Il scruta les alentours.

Là ! Quelque chose avançait doucement parmi les rochers, au pied de la colline. La forme s'immobilisa. Elle se trouvait maintenant à une cinquantaine de pas du troupeau et l'attaque était imminente. Kilian avait reconnu l'animal, un puma.

Il sentit tout le corps de Wolof se tendre, prêt à charger. Tout à coup, le félin s'élança vers les moutons. Ceux-ci s'écartèrent aussitôt pour laisser passer Wolof qui dévala la pente vers l'attaquant, en grognant férocement.

Il fixait ainsi l'attention du puma, pendant que Minos, surgissant d'un gros buisson, chargeait sur le flanc gauche du fauve.

Le berger vit le puma bondir sur le loup. Wolof se laissa rouler sur le côté et esquiva l'attaque. Le fauve, ne rencontrant que le vide, eut à peine le temps de toucher le sol qu'il reçut la masse de Minos, lancée à toute allure, contre son poitrail. Le choc fut violent et projeta le félin à plusieurs pas. Péniblement la bête tenta de se relever mais après un moment de flottement se laissa retomber lourdement sur le flanc.

Kilian se précipita. L'animal gisait dans l'herbe, le souffle coupé et probablement une ou plusieurs côtes brisées.

En un tour de main, Kilian lui lia les pattes avec une corde de chanvre. Utilisant sa ceinture et les lanières de cuir de sa fronde, il confectionna une muselière et la lui fixa sur la gueule.

Ensuite, il alla couper quelques branches et fabriqua un brancard rudimentaire sur lequel il traîna le puma avant de l'y attacher solidement.

- Voilà ! Tu ne risques pas d'aggraver tes blessures en bougeant.

Avec ce qui lui restait de corde, il confectionna deux harnais pour atteler le loup et le bélier. Ainsi, les deux vainqueurs se retrouvèrent en train de tirer la litière de leur ennemi vaincu sur le chemin de la forteresse.

En arrivant à la hauteur du chemin des Ouches, Kilian s'agenouilla près de Mina.

- Tu vas conduire le troupeau dans l'enclos et tu en garderas l'entrée jusqu'à mon retour.

Il caressa la tête de la brebis. La meneuse entraîna le troupeau derrière elle, pendant que Kilian suivi de son drôle d'équipage se dirigeait vers le Krâl.

C'est dans cette forteresse que vivaient les différentes castes de pisteurs, archers, frondeurs, cavaliers et autres guerriers.

C'est là qu'il était né. Ses parents faisaient partie de la caste des dresseurs et son père en était le grand maître... Jusqu'au jour où, il y a dix ans de cela, ses parents avaient monté une expédition à la recherche de nouvelles espèces animales.

Ils avaient confié Kilian à Khan Aghir « pour six mois » et avaient disparu vers le sud-ouest en longeant cette fameuse barrière rocheuse que tout le monde craignait. Kilian ne parlait jamais de ses parents. Il savait qu'il partirait un jour à leur recherche.

La porte du Krâl était gardée par deux archers et un guerrier-sabre. Parmi les fauves de combat qui somnolaient à l’ombre du mur d’enceinte, Kilian reconnut un tigre. C'était Ragh, celui qu'il avait vu aux Ouches quand ce grand guerrier avait acheté un cheval.

À cent pas de la porte, Kilian s'adressa mentalement au félin.

« Salut Ragh ! Je suis Kilian des Ouches ! Je viens en ami avec un cadeau pour les dresseurs du Krâl. »

Le fauve se redressa, bousculant son maître.

- Que se passe-t-il Ragh ?

Pour toute réponse, le félin s'élança vers les nouveaux arrivants.

- Ragh ! Reviens ici !

D'un geste, Kilian avait arrêté son groupe et demandé à Wolof et à Minos de rester calmes.

À présent Ragh était là, immobile, à deux pas de Kilian.

- Me reconnais-tu, Ragh ? Voici Wolof et Minos, deux amis. Ce puma sur la litière est destiné aux dresseurs.

Le tigre se rappela la ferme, le cheval, le loup blanc. Kilian avait parlé à son maître et l'odeur de ce Minos était similaire à celle qu'il avait sentie près de l'enclos des Ouches.

Sans faire attention à son maître qui courait vers eux, Ragh s'approcha de Kilian, mit sa tête contre la poitrine du berger, lui lécha les mains, puis vint s'asseoir à sa droite. Le grand guerrier s'était arrêté, surpris. Il n'avait jamais vu Ragh adopter quelqu'un d'autre que son dresseur et lui-même, son maître.

 

« Ce berger est étonnant », pensa Solkin.

 

- Fichtre ! Garçon, tu peux te flatter d'être sous la protection du meilleur tigre de combat du Piras. Comment as-tu fait ça ? Serais-tu sorcier ?

- Non. Je suis Kilian des Ouches. J'amène un puma blessé pour les dresseurs.

- Ha ! C'est toi Kilian ! Je suis Daran... Oui, je me souviens ! Tu voulais savoir le nom de mon tigre. Ferais-tu partie de ceux qui ont le Don ?

- C'est ce que dit Khan Aghir, mais je n'en suis pas sûr.

- J'ai entendu parler de toi ! Il paraît que tu ne veux pas entrer dans la caste des dresseurs pour y exercer tes talents. Est-ce vrai ?

- C'est vrai ! Je préfère la vie que je mène avec mes amis.

Il désigna Wolof et Minos.

- À ton aise ! Mais après ce que je viens de voir, je suis sûr que tu serais le meilleur dresseur du Krâl.

- Je ne dresse pas les animaux ! Je leur parle... mentalement.

- Alors, dis-moi Kilian ! Pourquoi n'as-tu pas parlé à ce puma ?

- Ce n'était pas mon affaire mais celle de Wolof et de Minos. Ils doivent savoir s'en sortir, même quand je ne suis pas là.

- Fichtre ! Tu veux dire que ce loup et ce bélier ont mis un puma hors de combat ?

- Bien sûr ! Suivant la nature de l'attaque, ils suivent un plan bien précis que nous avons établi à l'avance.

- Fichtre ! Je comprends pourquoi tu refuses d'être dresseur. C'est à la caste des stratèges que tu mérites... Oh ! Ton puma commence à se réveiller. Suis-moi ! Je t'emmène au maître de la ménagerie.

Après s'être assuré que le puma recevait les soins appropriés, Kilian retrouva ses amis à la porte du Krâl. Daran se tenait à l'écart, l'air préoccupé, il apostropha Kilian.

- Viens, j'ai quelque chose à te dire.

- Je t'écoute.

- Eh bien... voilà ! Ne refais jamais ce que tu as fait avec Ragh à un autre guerrier. Tu sais, nous sommes souvent très jaloux des rapports que nous entretenons avec nos animaux. Un autre que moi, aurait pu considérer le comportement de Ragh comme une trahison et le prendre très mal.

- Merci du conseil, Daran. Je m'en souviendrai. Au revoir !

- À bientôt ! J'ai appris que tu allais au grand conseil ce soir. Je te retrouverai là-bas, j'y suis également convoqué... Autre chose ! Ce que je t'ai dit à propos des guerriers ne me concerne pas. J'ai toujours considéré Ragh comme un ami et je respecte ses choix.

Sur ces mots il pressa les épaules de Kilian. Du regard, il l'invita à faire de même. Le berger hésita un court instant, puis pressa à son tour les épaules du guerrier-sabre...

Wolof et Minos le précédant d'une vingtaine d'enjambées, Kilian reprit le chemin des Ouches. Il était très ému. Les guerriers-sabres représentaient l'élite des guerriers pirasques et le salut que venait de lui accorder Daran était le signe du plus profond respect pour les habitants du Krâl.

Ils retrouvèrent Mina, fidèle à son poste, gardant la porte de l'enclos. Kilian aida Wolof et Minos à rentrer le troupeau. Puis il alla se laver et se changer pour le grand conseil, avant de rejoindre les cuisines.

Au passage, il flatta l'encolure de Bacca. La jument blanche de Made Zelia se trouvait attachée à un pilier du porche.

- Que fais-tu là Bacca ? Tu devrais être à l'écurie.

C'est la voix de Made Zelia qui lui répondit. Elle l'attendait sur le pas de la porte.

- Allez Kilian ! Entre et dépêche-toi un peu ! Khan Aghir est déjà parti à cheval pour préparer le grand conseil. Il veut que tu te présentes à la maison du Do-Khan au plus vite.

Kilian voulut partir sur-le-champ, mais Made Zelia l'en empêcha.

- Pas question que tu assistes à un grand conseil le ventre vide. Mange d'abord ! Ensuite tu prendras Bacca ma jument, ainsi tu pourras revenir avec Khan Aghir.

Kilian mangea en silence sous l'œil attentif de Made Zelia.

- Dis-moi Kilian, c'est à quel sujet ce grand conseil ? Qu'est ce que vous avez trouvé à la porte des misères ? Hein !

- Rien du tout Made Zelia ! Et c'est pour ça que nous devons en parler. Khan Aghir dit que nous ne devons pas laisser les esprits tordus déformer les bonnes nouvelles.

- Holà ! Je comprends pourquoi il est parti sans rien me dire. Je vais vous préparer un panier pour cette nuit, mon enfant, car vous ne rentrerez pas avant demain matin.

Elle ajusta son tablier autour de la taille et ramassa un grand cabas.

- Je connais ce genre de grand conseil. Tout le monde veut y donner son avis, surtout ceux qui n'ont rien à dire...

En marmonnant, elle disparut dans le cellier. Kilian entendit le bruit des bouteilles et des bocaux qui s'entrechoquaient. Made Zelia revint dans la cuisine avec un énorme sac de provisions.

- Combien êtes-vous donc ?

- Le grand conseil, plus des guerriers du Krâl et moi-même, pour ce que j'en sais.

- Des guerriers ! Holà ! fit de nouveau Made Zelia.

Elle retourna dans le cellier et en ressortit cinq minutes plus tard avec un deuxième couffin, encore plus gros que le premier.

- Voilà, mon enfant. Avec ça, vous pourrez tenir un grand conseil et si ce n'est pas assez, dis au maître des cuisines de m'envoyer un de ses assistants avec une charrette.

Elle sortit pour attacher les paniers à la selle de Bacca. Kilian, étonné, la rejoignit dehors.

- Dites, Made Zelia ! Vous pensez vraiment que ça va être long ?

- Mon garçon ! Tu apprendras que plus le sujet est creux, plus le conseil est long. Alors comme tu m'as dit qu'il n'y avait rien à la porte des misères, je pense que ça va être particulièrement long.

Kilian enfourcha Bacca et se dirigea au trot vers Salda, en ruminant les drôles de propos de Made Zelia. Perdu dans ses pensées concernant les adultes et leur façon déconcertante d'aborder les problèmes, il arriva devant la maison du Do-Khan.

L'endroit grouillait de monde. Kilian contourna le bâtiment et mena la jument aux écuries.

Un écuyer se précipita vers lui. C'était son ami d'enfance.

Gothan avait perdu ses parents à l'âge de huit ans et avait vécu aux Ouches avec Kilian. Ils avaient été l'un pour l'autre, compagnons d'entraînement et de jeux, confidents et amis. Jusqu'au jour où pour ses dix-huit ans, le Do-Khan avait nommé Gothan au poste d'écuyer de sa maison.

- Salut Gothan ! Je suis content de te voir.

- Salut Kilian ! Je m'occupe de Bacca ! Ce sont des provisions pour le grand conseil ? J'ai l'impression que c'est grave. Tu as vu ce monde ? Il y a plusieurs pisteurs, des archers et même des guerriers-sabres qui sont arrivés tout à l'heure. On n'a jamais vu une chose pareille.

- Hum ! Il faut que je dépose ça aux cuisines. Tu m'aides ?

- Attends ! Je mets Bacca dans sa stalle et je t'accompagne.

Quelques instants plus tard, Kilian et Gothan se débarrassaient des provisions sous l'œil émerveillé du maître des cuisines de la maison du Do-Khan.

- Made Zelia dit que vous pouvez envoyer un assistant avec une charrette si vous manquez de quelque chose.

- Merci Kilian. Je pense que nous avons de quoi tenir un siège. Mais tu ferais mieux de te dépêcher ! Le grand conseil est déjà au complet et ils n'attendent plus que toi pour commencer.

La bouche ouverte et les yeux arrondis, Gothan vit Kilian disparaître par la porte donnant accès à la salle du grand conseil... La pièce était immense. Les gens, assis autour d'une table en forme de fer à cheval, discutaient entre eux.

L'entrée de Kilian fut à peine remarquée. Il se dirigea vers une tribune qui faisait face à l'ouverture de la table.

- Ah ! Te voilà ! Viens te mettre à côté de moi... là.

Kilian s'installa à la droite de Khan Aghir. Celui-ci fit un signe et, du fond de la salle, retentit le son grave d'un cor de guerre.

Dans un silence solennel le Do-Khan se leva.

- Mes amis ! Nous vous avons convoqués ce soir pour vous faire part d'une grande nouvelle. Kilian que voici va vous raconter sa découverte.

Kilian pâlit, il n'avait pas pensé que ce serait à lui de parler à toutes ces personnes. Khan Aghir lui chuchota à l'oreille.

- Allez ! Qu'est-ce que tu attends ? Lève-toi et parle.

Kilian se redressa lentement. Le grand prêtre qui se trouvait à l'extrême droite de la tribune se leva brusquement.

- Si Kilian est d'accord, je peux dire ici ce qui s'est passé. J'y étais.

Kilian se ressaisit, pas question de laisser le grand prêtre transformer un phénomène naturel en divine manipulation.

- Non ! Je vais parler.

Le grand prêtre, visiblement déçu, se laissa retomber sur son siège.

Kilian commença par la recherche de la brebis et petit à petit entra dans le détail. Au cours de son récit, sa voix prit de l'assurance et il se sentit aussi à l'aise devant cette assemblée que devant son troupeau.

Il prit grand soin d'expliquer le phénomène, en insistant sur le fait que seules la peur et l'imagination des hommes avaient fait de cette montagne un lieu maudit.

Quand il eut fini, un grand calme régnait dans la salle, personne ne bougeait.

Kilian regarda autour de lui. Il perçut l'angoisse et la misère de ces gens qui n'arrivaient pas à se libérer de croyances et de superstitions vieilles de plusieurs siècles.

Seules quelques personnes appartenant aux castes du Krâl semblaient convaincues et lui faisaient des signes d'assentiment.

Pour les autres, cette histoire devait sembler trop simple pour être vraie. Le grand prêtre en profita et se leva d'un bond.

- Mes frères ! ... Écoutez-moi ! ... Ce garçon vous a dit la vérité mais il est trop modeste... J'étais là et j'ai vu les forces du mal se retirer devant la foi de ce berger. Personne ne vous le dira mieux que moi. Kilian a été l'instrument de Ghö ! Il a été envoyé dans la montagne pour terrasser Tanas et lui faire quitter la porte des misères ! C'est un prodige ! Gloire à Ghö !

Alors, des cris de joie éclatèrent. Les gens chantèrent des louanges à Ghö et se pressèrent pour toucher Kilian.

Celui-ci était effondré.

« Comment cela est-il possible ? » se demanda-t-il.

 

« Bah ! C'est comme ça dans toute les galaxies, les civilisations en phase d'évolution tentent d'expliquer l'irrationnel en y incorporant une bonne dose de mystère religieux » pensa Solkin.

 

Khan Aghir pressa le bras de son berger.

- Ne les juge pas Kilian. Regarde-les et accepte-les tels qu'ils sont. Ils ont besoin de toi. Tu es l'acteur d'un prodige qui leur donne raison de garder foi en Ghö.

Le Do-Khan leva le bras. Le son du cor retentit de nouveau. Les gens reprirent leur place et le silence revint lentement.

En regardant attentivement la partie de la table réservée au Krâl, Kilian reconnut Daran qui lui fit un signe amical. Se sentant beaucoup moins seul, il décida de ne pas gâcher la joie de ceux qui croyaient au divin et regarda Khan Aghir en souriant. Celui-ci, rassuré, se leva.

- Mes Amis ! Vous venez d'entendre la fin d'une vieille légende. Je vous demande solennellement de veiller à ce que personne dans le pays ou à l'étranger ne transforme la découverte de Kilian en conte folklorique. Nous savons également que la montagne ne mérite plus d'être appelée la porte des misères. Je propose de renommer cet endroit « la porte Kilian »... Si vous êtes d'accord, levez la main.

Le grand prêtre fut le premier à lever la main, aussitôt suivi par toutes les personnes présentes. La proposition du Do-Khan faisant l'unanimité, il suggéra une interruption de séance pour se restaurer et le maître des cuisines fit son entrée au milieu des acclamations.

Kilian sentit qu'on allait lui toucher l'épaule. C'était Gothan.

- J'ai tout entendu, c'est formidable. Tiens ! Je t'ai apporté à boire.

- Merci. Tu as vraiment tout entendu ? Je croyais que c'était interdit.

- Oui, mais quand j'ai vu que tu faisais partie du grand conseil, je n'ai pas pu résister.

Kilian, éclata de rire. Gothan avait filé après l'avoir touché d'une manière presque religieuse.

« J'ai l'impression que mes perceptions ont décuplé », pensa-t-il.

Il perçut derrière lui la présence d'un autre ami.

- Salut Daran, dit-il sans bouger.

- Comment as-tu su que j'étais là ?

- J'ai senti ta présence, dit-il en se retournant. Tu sais, c'est une nouvelle expérience pour moi. J'ai toujours pu communiquer avec les animaux et sentir leurs différentes émotions. Mais aujourd'hui, pour la première fois dans cette salle, j'ai ressenti l'éventail des sentiments d'un groupe humain.

- Fichtre ! Je commence à croire que tu es vraiment l'instrument de Ghö.

- Non. Je dois avoir ça en moi depuis toujours, comme mon père et ma mère.

- C'est vrai qu'ils ont le Don ! Mais ton père a quand même mis trois jours pour s'approcher de Ragh.

- Tu les connais ?

- Oui ! Ton père est un fameux dresseur. C'est lui qui s'est occupé de Ragh.

- Tu es le premier qui me parle d'eux au présent. Sais-tu quelque chose ?

- Non ! Je ne sais rien. J'ai juste le sentiment qu'ils sont vivants.

- Moi aussi. Ce soir, je vais demander au grand conseil la permission de partir à la recherche du passage de Xâr. Je suis sûr qu'il existe.

- Pourquoi ne pars-tu pas d'abord à la recherche de tes parents ?

- Mais c'est ce que je vais faire. Ils sont partis vers le sud-ouest en suivant la chaîne de montagnes et je sens que nos chemins se croiseront.

- Ta logique m'échappe, Kilian. Fichtre ! La séance va reprendre, je te laisse.

Daran se dirigea vers le grand maître de sa caste et lui parla à l'oreille. Quand le cor sonna pour la troisième fois, l'ambiance était à la bonne humeur. Kilian demanda la parole.

- J'ai quelque chose à vous dire... Voilà ! Quand j'étais au pied des falaises, l'idée m'est venue que le passage secret dont tout le monde parle et que personne n'a jamais vu, existe bel et bien... J'ai l'intention de le découvrir et d'explorer l'autre côté de la montagne.

Un vent de panique souffla sur la salle. Les Pirasques n'oubliaient pas facilement que ce matin encore la montagne était la source du mal pour la plupart d'entre eux.

Le grand prêtre secoua la tête.

- Tu ne peux pas faire ça, Kilian. Le peuple à besoin de toi. N'oublie pas que tu as donné ton nom à la montagne. Dorénavant, tu es un initié et tu dois donc participer aux grands rites.

« Toi, tu as peur pour ton prodige », pensa Kilian.

- Ne craignez rien, grand prêtre. Ne suis-je pas l'instrument de Ghö ? Il me demande de partir et de poursuivre ma route au-delà des monts. Je peux me faire représenter par Daran et vous serez mon témoin pour les grands rites, car je ne pense pas revenir avant quelques lunes.

Le grand prêtre se dit que l'occasion était belle. En tant que témoin de Kilian, il pourrait embellir l'histoire et transformer le prodige en corne d'abondance pour son temple.

- Dans ce cas, j'accepte ta décision, dit-il.

- C'est impossible !

La voix de stentor avait fait le silence. Le grand maître de la caste des guerriers-sabres se leva.

- Personne ne peut choisir un guerrier-sabre pour le représenter sans ma permission. Il se trouve que j'ai déjà nommé Daran pour t'accompagner dans ton expédition.

Kilian resta bouche bée. Khan Aghir prit la parole.

- Mes amis ! Je connais bien Kilian et je perdrai beaucoup plus qu'un berger dans cette affaire mais s'il doit partir, rien ne l'arrêtera.

Il se tourna vers le grand prêtre.

- Surtout si Ghö lui-même exige cette quête. Je serai donc son représentant pour les grands rites.

Il se pencha vers Kilian.

- Accorde-moi une faveur mon garçon. Reviens avant que je ne sois un vieillard.

Kilian lui prit la main. Il pouvait capter toute la tristesse qui venait d'envahir Khan Aghir.

- Je reviendrai, Do-Khan.

Le Doyen des grands maîtres du Krâl se leva à son tour.

- Il n'est pas question que vous partiez sans une troupe de guerriers expérimentés. Chacune des castes vous fournira au moins un de ses membres pour vous accompagner. Personnellement, je vous offre les tenues de guerre avec les armes, les bottes et les boucliers.

Une ovation salua les paroles du Doyen. Kilian leva les bras pour demander le silence.

- Merci pour cette offre Doyen. J'aimerais me retirer avec Daran pour discuter de nos besoins réels.

Khan Aghir regarda la salle, personne n'avait l'air opposé à cette idée.

- Très bien ! Retirez-vous, dit-il.

Puis il cria.

- Gothan ! Sors de derrière cette tenture et conduis-les à la salle de repos.

Rouge de confusion, Gothan apparut et tandis qu'une vague de rires secouait la salle, il emmena Kilian et Daran à la salle de repos.

- Merci de t'être proposé pour m'accompagner, Daran. Je n'osais pas te le demander.

- Tout l'honneur est pour moi, Kilian... J'ai pensé à cette expédition. Je crois que nous aurons besoin d'une dizaine de personnes.

- Deux ou trois suffiront ! Le voyage sera très long et je veux partir avec un minimum de personnes et de provisions. Il nous faut des gens capables de survivre en milieu hostile.

- Pour ça, rien de tel que les pisteurs.

- Bien ! Prenons-en un.

- Seulement un ?

- Oui ! Je suis moi-même assez bon pisteur. Je ne désire pas partir avec une armée. Il nous faut aussi un archer, un de ceux capables d'atteindre une cible en pleine nuit.

- D'accord. Qui d'autre ?

- Ce sera suffisant pour l'instant. Ainsi, nous serons plus discrets et plus mobiles.

- Fichtre ! Nous pourrions avoir à combattre beaucoup d'ennemis à la fois. Il vaudrait mieux être plus nombreux.

- Nous éviterons ce genre de combat. Nous essayerons plutôt de faire alliance avec les peuples que nous rencontrerons.

- Très bien ! Retournons dans la salle du grand conseil. Je suis sûr que le Doyen pense que nous allons demander une dizaine d'hommes.

Daran ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec Gothan.

- Fichtre ! Que veux-tu, toi ?

- Emmenez-moi ! Je dois venir avec vous.

- Où crois-tu que nous allons, écuyer ? Sais-tu suivre une piste ? Tenir un arc ? Une lance ? Chaque fois Gothan secouait négativement la tête.

- Fichtre ! Que sais-tu donc faire, écuyer ?

- Je peux guérir les hommes et les animaux grâce aux plantes. Je connais les poisons et les contrepoisons.

- Intéressant. Mais que feras-tu face à un adversaire ?

- Il goûtera à mes billes d'acier. Je suis presque aussi adroit que Kilian à la fronde.

- Il dit la vérité. Nous nous sommes souvent entraînés ensemble. Par contre, d'où te vient ce talent de guérisseur, Gothan ?

- Heu ! C'est à dire que... ne le prend pas mal Kilian... je sais depuis de nombreuses lunes que tu dois partir.

- Qu'est ce que tu racontes ?

- Cela c'est passé quelques jours après mon départ des Ouches. J'étais en train de poser des collets dans la forêt du nord, quand soudain un vieil homme a surgi devant moi.

Il m'a ordonné  « Gothan, laisse ces collets et suis-moi. Je vais t'apprendre l'art de la guérison. Tu en auras besoin pour accompagner ton ami Kilian. »

J'étais trop impressionné pour poser des questions. Je l'ai suivi et il m'a enseigné son art soir après soir. La semaine dernière, il m'a dit que je n'avais plus rien à apprendre de lui et que je devais me préparer pour un grand voyage. Voilà ! ... Il veut aussi te parler avant que nous partions.

Daran attrapa Gothan par le bras.

- Qui nous prouve que tu dis la vérité ?

Kilian s'interposa.

- Qui est ce mage, Gothan ?

- Il s'appelle Az-Ram. Je te conduirai.

- Nous irons ! Maintenant, allons rejoindre le grand conseil.

Daran secoua la tête et suivit les deux jeunes amis.

La salle du grand conseil était en effervescence. Il avait été proposé de graver l'histoire de la porte Kilian à même la roche. Il s'agissait maintenant de savoir si on allait recouvrir les lettres sculptées avec des feuilles d'or ou d'argent. Le parti du grand prêtre, qui voulait de l'or, l'emporta finalement. Khan Aghir approuva la décision. Il aperçut Kilian au fond de la salle et s'adressa directement à lui.

- Alors ! Qu'avez-vous décidé ?

Suivant le regard du Do-Khan, tout le monde se retourna d'un bloc. Kilian, suivi de Gothan, de Daran et de dizaines de paires d'yeux, fit le tour de la table et revint se placer à droite de Khan Aghir.

- Nous avons décidé de former un petit groupe. Il nous faut donc un pisteur et un archer, accompagnés de leurs animaux.

Visiblement étonné, le Doyen regarda tour à tour Kilian et Daran.

« Ces deux là valent leur poids en or », se dit-il.

Avec un sourire satisfait, il fit un signe de tête. Aussitôt, le grand maître de la caste des pisteurs se leva.

- Bon ! Si vous ne prenez qu'un seul pisteur, je vous conseille Dukan, le meilleur d'entre nous. Es-tu d'accord Dukan ?

Dukan bondit de sa chaise, il était de taille moyenne et devait avoir vingt-cinq ans.

- Si vous m'acceptez, je suis votre homme.

Daran murmura à l'oreille de Kilian.

- Je le connais. C'est en plus un excellent sabreur.

- Bienvenue parmi nous Dukan. Nous t'acceptons.

Dukan vint se placer à côté de ses futurs compagnons de voyage. Puis se fut au tour du grand maître de la caste des archers de parler.

- La personne que je vais vous recommander est la championne de notre caste. Si elle ne s'était pas elle-même proposée, je n'aurais pas osé vous en parler. Il s'agit de Mazra, la fille de notre Doyen.

Il indiqua un des coins de la salle. Une forme noire s'avança.

- Regardez ! Elle est là depuis le début et tout le monde l'a prise pour un élément du décor.

- Pas tout le monde ! Grand maître. Le pisteur Dukan m'a repérée depuis longtemps.

Dukan sourit et confirma en faisant le salut de sa caste. Elle était maintenant en pleine lumière, habillée du costume de guerre pirasque. Fixé à son bonnet de cuir, un fin voile noir descendait jusqu'à ses lèvres.

- Qu'en penses-tu, Daran ?

- Le plus grand bien ! Il y a cinq ans, lors d'une attaque nocturne des Horkas, elle fut désignée avec neuf autres guerriers pour tenir un pont, pendant que nous repoussions l'ennemi au petit Dorn... Au matin, elle était la seule survivante. Nous l'avons retrouvée blessée, une flèche dans la cuisse. Elle se tenait à peine debout et agrippait encore ses deux sabres souillés de sang.

Le pisteur Dukan renchérit.

- Si tu avais vu ça ! Il y avait un si gros tas de cadavres sur le pont que personne ne pouvait plus passer dans un sens ou dans l'autre. Elle n'avait que dix-sept ans.

Kilian hocha la tête.

« C'était donc elle ! »

Tout le monde connaissait l'histoire du pont des Horkas dont l'héroïne était restée inconnue et n'avait pas voulu recevoir les honneurs pour sa bravoure. Il s'interrogea.

« Pourquoi s'est-elle cachée ? »

La réponse arriva clairement dans sa tête.

« Je voulais tester les capacités de ton pisteur. »

« Comment savais-tu que j'allais demander un pisteur ? »

« Il y a quelques jours, Az-Ram m'a demandé d'être prête à partir. Depuis j'étudie le cheminement de toutes les pensées qui se rapportent à ta quête... Mais il serait temps que tu dises quelque chose, les gens attendent. »

Kilian prit soudain conscience que tous les regards étaient fixés sur lui et qu'il venait d'avoir sa première conversation mentale avec un être humain.

- Ta présence à nos côtés serait un grand honneur, Mazra.

Elle s'avança vers eux en retirant son bonnet de cuir. Ses longs cheveux noirs coulèrent sur ses épaules et elle planta ses yeux bleus dans ceux de Kilian.

- Il me semble que tu as oublié de parler du guérisseur, dit-elle en montrant Gothan.

- Mais pour moi il est évident qu’il nous accompagne ! Vous êtes tous d'accord ?

- C'est bon pour moi, dit Dukan.

- Pour moi aussi, s'il manie la fronde aussi bien qu'il le dit.

Gothan s'approcha de Daran.

- Donne-moi ton poignard !

Kilian devina ce que Gothan voulait faire et lui tendit sa fronde.

- Tu peux lui donner ton arme, Daran, il va te montrer notre jeu favori.

Daran sortit son couteau de chasse et le tendit à Gothan. Celui-ci le plaça vivement dans le gousset de la fronde et demanda à ceux qui se trouvaient derrière lui de s'écarter.

- Désigne une cible, Daran.

- Voyons Gothan. Je ne voulais pas te vexer. Il y a beaucoup trop de monde ici pour jouer à ça.

Au même moment le maître des cuisines entra en portant à bout de bras un cochon rôti sur un grand plateau. Gothan cria.

- L'œil !

Et sans prendre le temps de viser, il détendit son bras.

Le couteau siffla à travers la salle et alla se planter jusqu'à la garde, dans l'œil du cochon. Sous le choc, la grosse pomme rouge coincée dans le groin de l'animal roula par terre, pendant que le maître des cuisines hurlait.

- Mon cochon ! Mon cochon !

La scène provoqua une franche allégresse et beaucoup se moquèrent : « Mon cochon ! Mon cochon ! »

Daran, profitant de la confusion, débarrassa le malheureux cuisinier de son plateau et récupéra son poignard. Kilian fit signe à ses compagnons de le rejoindre dehors. Quelques instants plus tard, ils se retrouvèrent près des écuries.

- Alors Daran. Convaincu ?

Celui-ci s'inclina en souriant.

- Fichtre oui ! Et merci pour le divertissement, guérisseur.

- Tout le monde est là ?... Très bien ! Le jour va se lever. Je propose qu'on aille dormir. On se retrouvera après le déjeuner à la porte du Krâl. D'accord ?

Chacun acquiesça et s'éloigna tandis que Kilian rejoignait le Do-Khan.

- Il va bientôt faire jour, Khan. Y en a-t-il encore pour longtemps ?

- Non. Je viens de lever la séance. Nous pouvons rentrer.

Ils chevauchèrent en silence. Le soleil avait déjà passé la ligne d'horizon quand ils arrivèrent aux écuries des Ouches. Wolof vint à leur rencontre. Le troupeau était déjà dans l'enclos.

- Que comptes-tu faire, aujourd'hui Kilian ?

- Wolof et Minos vont s'occuper du troupeau. Moi je vais d'abord dormir un peu, puis j'irai rejoindre mes compagnons après le déjeuner.

- Tu n'emmènes pas Wolof avec toi ?

- Je voudrais bien ! Mais qui gardera le troupeau ?

- J'ai déjà pensé à Elga, la fille de Zork le bûcheron. Je l'ai observée. Elle n'a que douze ans mais elle a le Don. Je crois qu'elle fera l'affaire.

- Aviez-vous déjà prévu mon départ, vous aussi ?

- Je n'ai jamais pensé que tu resterais, Kilian. J'ai toujours su qu'un jour tu partirais. Comme tes parents sont partis, comme Elga partira et comme partent tous ceux qui ont le Don !

- Savez-vous pourquoi c'est ainsi, Khan ?

- Az-Ram te parlera du Don mieux que moi.

Kilian décida de tenter une expérience et continua la conversation mentalement.

« Vous aussi, vous avez le Don. N'est ce pas, Khan ? »

Khan Aghir se tourna vers lui.

- Oui ! Je suis parti moi aussi. J'avais vingt ans. Mais j'étais beaucoup moins doué que toi. Tu es le premier qui commence sa quête aussi jeune... Bon ! tu pourras prendre Wolof avec toi, à partir de demain matin. Dors bien, mon garçon. Je dirai à Made Zelia de vous fournir les provisions.

Kilian regarda le Do-Khan s'éloigner vers les cuisines. Puis il s'agenouilla près du loup.

- Je ne vais pas avec vous ce matin, Wolof. Tu vas conduire le troupeau avec Minos et Mina... et fais-leur tes adieux, Elga la fille de Zork va me remplacer. Nous quitterons le domaine des Ouches dès demain.

Wolof, la tête basse et la queue entre les jambes, se dirigea vers l'enclos, tandis que Kilian rentrait les chevaux à l'écurie avant de regagner sa cabane.

Il s'allongea sur son lit et ferma les yeux... Les idées se bousculèrent dans sa tête. Il vit l'ombre d'un vieux mage au nez et aux doigts crochus, puis Khan Aghir, Gothan, Elga, Mazra et son père. Ils le poursuivaient et le harcelaient sans relâche, fouillant ses pensées, extirpant le moindre de ses souvenirs et le laissant complètement vide, sans mémoire. Puis ils le chassaient du pays en lui demandant de revenir avec d'autres images mentales pour qu'ils puissent les lui voler. Maintenant, ils l'appelaient... Kilian... Kilian.

- Kilian ! Réveille-toi ! Made Zelia dit que tu dois venir manger.

Kilian ouvrit les yeux.

- Elga ?

- Allez dépêche-toi ! Je vais manger avec toi. Il faut que tu me donnes des conseils sur la conduite du troupeau. On n'a pas trop le temps.

- J'arrive. As-tu un animal qui peut t'aider ?

- J'ai Brak, un grand chien aussi fort que ton loup.

- D'accord ! Mais ne dis jamais ça devant Wolof. Allez viens !

Ils mangèrent avec appétit tout en discutant des choses à faire ou à ne pas faire avec les moutons, des bons pâturages et des tactiques à suivre avec les animaux sauvages. Elga comprenait vite. Elle se leva et dit.

- Bon ! J'y vais. Crois-tu que je serai à la hauteur ?

- Oui Elga. Khan Aghir ne pouvait pas espérer mieux.

Elle sortit radieuse et appela.

- Brak !

Un gros chien vint se frotter contre elle.

- Viens ! Allons voir nos nouveaux amis.

Kilian était content. Elle allait faire une bonne équipe avec Brak, Minos et Mina. Il prit le dernier morceau de gâteau et se mit en route pour le Krâl.

En quittant le chemin des Ouches, il tomba sur Gothan.

- Salut guérisseur. Je n'ai pas eu le temps de te féliciter pour ta prestation d'hier. C'était un joli tir.

- Merci Kilian. Venant de toi, ça me va droit au cœur. Te souviens-tu que nous devons rencontrer Az-Ram ?

- J'en ai même fait un cauchemar. Nous irons après avoir vu nos amis.

Ils continuèrent à deviser gaiement jusqu'au Krâl. Les trois autres étaient déjà là. Daran les entraîna vers une salle du poste de garde. Ils s'installèrent autour de la table et Kilian prit la parole.

- Pour commencer, je voudrais que nous fassions le compte de nos forces. Nous savons que Daran vient avec Ragh, un tigre de combat. J'ai moi-même un loup nommé Wolof. Qu'en est-il des autres ? Mazra ?

- Mon compagnon d’armes s'appelle Tahar. C'est un aigle géant des montagnes.

- Dukan ?

- Mon fidèle Goto est un chimpanzé assez taquin mais très doué pour le combat.

- Gothan ?

- Mon premier assistant s’appelle Zip. C’est un écureuil capable de rapporter les ingrédients qui me sont inaccessibles.

- Aurais-tu un deuxième assistant ?

- Oui, il s'agit de Rod, un mainate qui connaît quelques recettes.

- Un mes... quoi ?

- Un mainate. C'est une race d'oiseau parleur.

Daran ravala un commentaire désobligeant. L'expérience lui avait montré qu'il ne fallait pas sous-estimer Gothan.

- Bien ! Faisons la liste des provisions, des armes, des instruments et des vêtements.

Une heure plus tard, Kilian prit la liste en main.

- Nous n'avons pas grand-chose à prendre finalement ! Amadou, farine de blé, épices, sel, maïs, viandes séchées, herbes médicinales... Il faut ajouter des couvertures et une tenue de rechange avec sa doublure de fourrure pour chacun. Nous prendrons deux gourdes d'eau par personne. Wolof et Ragh pourront porter chacun deux gourdes.

- Ragh pourrait prendre plus de deux gourdes, intervint Daran.

- Je n'en doute pas, mais je pense qu'il devra prendre en charge le supplément d'armes et d'outils que nous allons emporter.

- Il a l'habitude. Je lui ai fait un harnachement spécial.

- Eh ! N'oubliez pas Goto ! Il peut porter du matériel.

- Tahar portera également un harnais avec des carquois de flèches.

Gothan soupesa un bouclier.

- Daran ! Penses-tu qu'il est indispensable de s'encombrer de ça ?

- Fichtre oui ! Mais nous prendrons un modèle plus petit qui se fixe sur les sacs et les maintient à l'abri de la pluie.

Kilian se dirigea vers la porte.

- Faites au mieux pour répartir les charges mais ne prenez pas plus que le nécessaire. Nous devons rester capables de nous déplacer très vite et même de courir. Dukan, tu pourras aller chercher des provisions aux Ouches, Made Zelia est prévenue. Daran et Mazra, vous collecterez tout l'équipement dont nous avons besoin. Pendant ce temps, je vais avec Gothan chercher les herbes médicinales et parler au mage Az-Ram. Retrouvons-nous ici avant le dîner.

Il sortit avec Gothan

- Je te suis, guérisseur.

- Allons-y ! Direction la forêt du nord.

Les deux amis se mirent en route en silence. Ils marchaient vite et arrivèrent bientôt au petit Dorn.

- Ce n'est plus très loin maintenant, il faut traverser.

Ils sautèrent sur les rochers dans le vacarme assourdissant des eaux de la Tyla et passèrent les troncs d'arbres qui servaient de passerelles provisoires en temps de paix. Dix minutes plus tard, ils arrivèrent devant une cabane de bois.

- Bonjour... bon maître Gothan.

Kilian se retourna vivement, il n'y avait personne.

- Qui a parlé ?

- Regarde dans l'arbre à côté de toi, cette chose noire avec un bec jaune. Je te présente mon deuxième assistant. Rod voici mon ami Kilian.

- Il parle plutôt bien. Bonjour Rod.

- Bonjour... ami Kilan.

- Kil-i-an, pas Kilan. Je n'arrive pas à lui faire dire le son ian. Excuse-moi.

- Il apprendra, il a l'air doué.

- Viens ! Ne faisons pas attendre Az-Ram.

Gothan frappa deux coups à la porte, cinq secondes plus tard un coup de gong résonna à l'intérieur.

- C'est le signal, allons-y !

Gothan ouvrit la porte et pénétra dans la cabane. Kilian s'attendait à voir un vieillard sale et rabougri, dans une ambiance sombre et poussiéreuse, il fut surpris par la lumière qui inondait tout. Les cuivres brillaient, les alambics et les bocaux de verres étincelaient. Le vieil homme assis en face de lui portait une robe de soie bleue, magnifique. Ses cheveux et sa longue barbe blanche étaient propres et soignés.

 

Même si Solkin reconnut un gardien du Don, il ne put dire si le mage était un rescapé de Samos ou un homme de sa race dans un corps adapté à Sol III.

 

Mais ce furent surtout les yeux gris du mage qui frappèrent Kilian. Il se sentit transpercé, tout nu, devant le mage Az-Ram.

- Bienvenue dans ma maison, Kilian, fils de Khôl et de Nora. Je sais que tu te poses beaucoup de questions. Je te donnerai certaines réponses. Tu en découvriras d'autres le long de ta route.

Maintenant, je vais vous parler du Don et pour cela nous allons faire un retour en arrière. Asseyez-vous confortablement tous les deux.

Kilian et Gothan s'installèrent sur une grande peau d'ours et se calèrent avec des coussins moelleux. Puis ils écoutèrent en silence.

 

- Il y a environ huit mille ans, un peuple ne vénérant aucun dieu vivait dans un pays nommé Samos. C'était sur d'autres terres beaucoup plus à l'est, au bord de l'immense étendue d'eau que nous appelons Océan.

Les Samoans étaient très en avance sur leurs contemporains, ils utilisaient des ondes, des énergies, des matériaux, des outils et des engins dont l'homme a oublié l'existence et l'usage aujourd'hui.

C'est pourtant avec l'expansion de leur toute puissance et l'évidence de leur incontestable suprématie que les malheurs arrivèrent.

Au lieu de favoriser l'intégration des peuples avec lesquels les Samoans entraient en contact, le pouvoir central de Samos décida que seuls les Samoans pouvaient profiter des bienfaits de leur civilisation.

Au début, ils utilisèrent la main-d'œuvre étrangère en la payant. Puis, se prenant bientôt pour la race suprême, ils pratiquèrent l'esclavage. Cela consistait à faire travailler des êtres humains contre leur volonté.

- Leurs victimes ne résistaient pas ? demanda Kilian.

- Non ! Et ce fut très facile pour les Samoans qui possédaient tous depuis leur plus jeune âge, ce Don que nombre de Pirasques n'utilisent qu'en partie, quand ils ne le refoulent pas. Il leur suffisait d'envoyer des suggestions mentales aux populations qu'ils voulaient asservir, pour que celles-ci les prennent pour des dieux et les suivent les yeux fermés.

Des dieux qui leur firent payer très cher le droit de vivre à leurs cotés... Beaucoup d'esclaves moururent au cours d'expériences de laboratoire. D'autres périrent en manipulant des sources d'énergie encore mal maîtrisées.

- Mais c'est affreux ! s'écria Gothan.

- Oui ! C'est aussi ce qu'ont pensé certains Samoans, car devant ces procédés déshonorants pour l'homme, une grande partie de la population, soutenue par les pays voisins et des esclaves évadés, se souleva contre l'autorité centrale.

- Tant mieux, dit Gothan.

- Il s'ensuivit une guerre civile qui dura cinq ans... Ce fut une véritable horreur...

Beaucoup plus motivés, les rebelles opposés à l'esclavage gagnèrent irrésistiblement du terrain. Ils obligèrent le pouvoir central et l'armée régulière, ainsi que des milliers de civils, à se retrancher dans Sogun, la capitale.

Le siège dura plusieurs mois au bout desquels, affamés et se sachant perdus, les assiégés firent savoir qu'ils étaient prêts à négocier, tout en laissant entendre qu'ils disposaient d'un nouveau moyen de destruction fantastique.

Malheureusement, les généraux rebelles ne croyaient pas à l'existence de cette arme inconnue. Sûrs de leur supériorité, ils décidèrent d'anéantir Sogun et ordonnèrent l'assaut final...

Ce fut un désastre. Il n'y eut aucun survivant pour dire ce qui s'était passé.

Des Samoans qui vivaient à une centaine de lieues de Sogun virent, en plein midi, une boule de feu éblouissante enflammer l'horizon. Une déflagration terrifiante déplaça des vents violents et brûlants. Les maisons et les arbres s'enflammèrent comme des torches...

Et, comme si cela ne suffisait pas, une masse d'eau gigantesque venue d'Océan envahit les terres et noya tout sur son passage.

Les seuls rescapés de cette catastrophe furent les Samoans des frontières du nord et de l'ouest.

Peu de temps après, quelques audacieux voulurent voir les restes de Sogun. Ils rapportèrent que la terre y avait la consistance du verre, qu'il n'y restait plus aucune trace de vie animale ou végétale et que la limite d'Océan s'était avancée de plusieurs lieues à l'intérieur des terres...

Quelques semaines après leur visite dans les terres maudites, ces téméraires moururent tous de maladies étranges. Personne ne s'aventura plus dans ce qui était devenu un désert.

Alors, les Samoans, envahis par un fort sentiment de honte et de culpabilité, jugèrent le Don préjudiciable à l'espèce humaine et en interdirent l'usage.

Pourtant, cela n'apaisa pas les rancunes. Les habitants de deux pays voisins, poussés par une haine implacable, se fédérèrent contre Samos et prirent le nom de Troghs.

Dans leur langue, cela signifiait : Vengeurs.

En quelques semaines, les Troghs envahirent ce qui restait du pays de Samos.

Les Samoans, persuadés de subir une juste punition pour avoir bafoué l'espèce humaine, se battirent mollement. Ils étaient pratiquement vaincus lorsqu'un capitaine du nom de Piras réussit à les convaincre d'utiliser le Don, pour éviter l'extermination.

L'envie de vivre fut la plus forte et ils se ressaisirent. Offrant une résistance efficace à l'ennemi, ils purent sauver ce qui restait de l'orgueilleuse nation samoanne. Mais ils furent obligés d'évacuer le pays.

C'est ainsi qu'abandonnant leur terre ancestrale, cinq mille Samoans, conduits par le capitaine Piras, prirent la route de l'ouest.

Cette vie de fuyard et de nomade les transforma peu à peu. Ils s'organisèrent pour se battre contre les peuples qui les repoussaient et contre les Troghs qui les harcelaient sans relâche.

La société samoanne tout entière, hommes, femmes, enfants, ne fut plus qu'une armée en marche. Une armée déterminée, qui devint terriblement puissante quand elle se résolut à utiliser le Don pour dresser des animaux sauvages et en faire des soldats. Un animal de combat fut attribué à chaque guerrier. Il y en eut de toutes sortes, des fauves, des rapaces, des singes... C'est ainsi que le dressage entra dans les mœurs.

Pendant toutes ces années d'exode, ils réussirent à se maintenir aux environs de cinq mille âmes. En considérant les animaux, cela représentait dix mille guerriers.

Au fil des ans, les Samoans, conduits par Piras, étaient devenus redoutables. Au contact des nomades des plaines centrales, ils avaient connu et adopté Ghö, le dieu protecteur. Ils n'avaient plus peur de rien.

Précédés de cette fameuse réputation, ils eurent de moins en moins à se battre et avancèrent plus vite vers l'ouest.

C'est ainsi que douze ans après avoir quitté Samos, les bannis arrivèrent dans une vallée où un fleuve impétueux, aux rives escarpées, leur coupait la route...

Les Samoans établirent un campement et entreprirent de bâtir un pont.

Mais le lendemain, des pisteurs revenant de l'arrière annoncèrent qu'une armée, grosse de six mille Troghs, les suivait à cinq jours de marche.

Se voyant acculés, Les fuyards décidèrent d'établir une ligne de défense et commencèrent à abattre quelques arbres dans la forêt bordant le fleuve. C'est là que Dorn, un enfant de huit ans, découvrit un passage permettant de franchir le fleuve.

Alors un de leurs capitaines, intelligent et audacieux, inventa le système de défense qui est encore le nôtre aujourd'hui. Il s'appelait Krâl. Avec l'accord du général Piras, il fit bâtir un camp retranché de l'autre côté du fleuve, à l'emplacement du Krâl actuel. Face à leur forteresse de fortune, ils construisirent un pont, juste assez large pour laisser passer deux chevaux de front.

Le pont fut piégé. Il suffisait de couper un seul des câbles de suspension, pour qu'il s'effondre dans le fleuve rugissant une vingtaine de coudées plus bas. Les bois environnant le passage du petit Dorn furent également piégés.

Puis, quand au milieu de la cinquième nuit les pisteurs signalèrent l'arrivée des Troghs, les Samoans allumèrent des feux sur la rive ennemie et y jetèrent des branches de bois vert. Un épais nuage de fumée cacha les gorges du fleuve aux yeux des assaillants...

En voyant ce qu’ils croyaient être les feux du camp samoan, les Troghs décidèrent d'attaquer immédiatement.

Excités à l'idée de pouvoir enfin exterminer l'arrogante race samoanne, ils lancèrent leurs montures en hurlant. Les cris de rage, les épées cognant contre les boucliers et le galop des chevaux couvrirent le vacarme des flots bouillonnants.

Aveuglés par la haine et la détermination de tuer, les vengeurs se précipitèrent sans le savoir vers la mort. Les premiers assaillants, traversant le rideau de fumée, se rendirent compte qu'ils ne pourraient pas franchir le fleuve et essayèrent d'arrêter leurs destriers. Mais emportés par leur élan et poussés par les cavaliers qui les suivaient, ils furent précipités dans les eaux de la Tyla.

Ceux qui réussirent à arrêter leurs chevaux sur les berges abruptes succombèrent sous une pluie de flèches. Cette nuit là, peu de cavaliers troghs furent ramenés vivants vers leurs lignes.

Alors, les Samoans firent résonner les trompes de guerre et Piras demanda à ses hommes de battre le tambour sans interruption jusqu'au dernier Vengeur.

Le lendemain à l'aube, les Troghs tentèrent un assaut en direction du pont.

Se protégeant des flèches derrière de grands panneaux d'osier recouverts de boucliers, ils atteignirent le pont. Là, ils abandonnèrent ces abris trop larges pour s'engouffrer sur l'étroit passage. Les Samoans laissèrent passer environ mille vengeurs, puis au signal convenu, coupèrent les câbles qui retenaient le pont.

Celui-ci s'effondra et le gros de la troupe ennemie, restée sur l'autre rive, assista sans pouvoir intervenir au massacre des assaillants qui avaient pu passer. Hurlant de rage et de dépit, les Vengeurs impuissants se replièrent.

Le même soir, grâce aux traces que les Samoans avaient volontairement laissées dans la forêt, les Troghs ne manquèrent pas de découvrir le passage du petit Dorn. Mais rendus méfiants par les pièges samoans, ils n'attaquèrent pas tout de suite et se retirèrent dans leur campement, escortés par le roulement des tambours.

Au milieu de la nuit, Krâl désigna un détachement de cinq cents archers et mille guerriers, tous accompagnés de leurs animaux. Il leur fit traverser la Tyla et les envoya se cacher près du camp ennemi.

Au petit matin les Troghs se jetèrent farouchement dans la bataille. Ils se retrouvèrent assez vite en train de piétiner devant le petit Dorn, car le passage était encore plus étroit que le pont de la veille. Pourtant les Samoans, offrant une faible résistance, les laissèrent avancer peu à peu.

Pendant ce temps, le détachement envoyé par Krâl investissait le camp des Troghs et exterminait toutes les forces de réserve ennemie. Sa première mission terminée, la troupe se dirigea vers le petit Dorn pour prendre les Troghs à revers.

Aussitôt, les Samoans défendant le passage cessèrent de reculer et l'ennemi succomba dans un chaos d'acier, de griffes et de crocs.

Peu avant midi, les tambours cessèrent de battre. Il ne restait plus un seul Vengeur.

Le fleuve rouge de sang emportait des centaines de cadavres vers le sud. Les corps des Troghs furent jetés dans d'immenses trous et enterrés avec tout ce qui témoignait de leur passage.

Les vainqueurs soignèrent leurs blessés, hommes et animaux et enterrèrent leurs morts sur la colline connue aujourd'hui sous le nom de « dôme des héros ».

Le lendemain, ils offrirent un grand rite à Ghö en l'honneur des mille huit cents guerriers samoans morts au combat. C'est à cette occasion que l'on donna au fleuve le nom d'une jeune archère, dont on n'avait pas retrouvé le corps. Elle s'appelait Tyla.

Après la cérémonie, le général Piras se jucha sur la souche d'un arbre et, après avoir réuni les Samoans autour de lui, s'exprima ainsi.

- Peuple de Samos ! Nous avons chevauché pendant de longues années. Nous nous sommes durement battus pour sauver nos vies.

Il désigna la chaîne rocheuse qui barrait la route à l'ouest.

-Voulez-vous continuer à fuir et chercher un passage à travers cette montagne ?

Un homme blessé, soutenu par sa femme, s'avança vers le général.

- Nous sommes les parents de Tyla. Nous ne fuirons plus.

La femme se retourna vers ses compagnons d'armes et cria.

- Nous restons là où notre fille a disparu !

Le capitaine Krâl s'exclama.

- Je reste aussi !

Aussitôt un murmure d'approbation parcourut la foule. Le général reprit la parole.

- Amis ! La contrée est verdoyante, apparemment giboyeuse et facilement défendable. Je vous propose de bâtir ici une nouvelle vie... Notre passé est celui d'une civilisation disparue. Nous avons bafoué et trahi le genre humain en abusant de notre Don et en déclenchant une arme terrifiante... Je souhaite que nous abandonnions dès à présent le nom de Samoans car ce titre peu glorieux attise la haine des autres peuples et nous ne voulons pas vivre dans la guerre perpétuelle. Le voulez-vous ?

Un cri monta de milliers de gorges.

- Non !

Le capitaine Krâl vint se placer aux côtés du général Piras.

- Le général a raison ! Donnons un nom à ce pays et commençons une nouvelle vie. J'aimerais que nous appelions cette contrée le Piras, en l'honneur de l'homme qui nous a conduits jusqu'ici.

Des vivats et des hurlements de joie entérinèrent la proposition. Une fête s'improvisa sur-le-champ. Des musiciens prirent place au pied d'un grand chêne. On alla chercher à manger et à boire et les Pirasques, premiers du nom, mangèrent, dansèrent et burent jusqu'au matin.

Au cours du banquet le général s'approcha de Krâl.

- Je vous remercie capitaine. J'ai été très touché par votre allocution.

- Mon général ! J'avais onze ans quand nous avons quitté Samos. C'est à moi de vous remercier, parce que je suis encore vivant.

- Bien ! Alors nous sommes quittes. Dites-moi, capitaine ! Que penseriez-vous d'une forteresse, construite à l'endroit où vous avez établi le camp retranché ?

- Ce serait parfait, général. Ce pays serait à l'abri de toute invasion.

- Je vous charge de la construction de la forteresse, commandant Krâl.

- Commandant ?

- Oui ! Commandant. Vous l'avez bien mérité. La nomination est signée depuis ce matin.

- Merci, général.

Le général Piras devint roi et fit construire la capitale qui fut fortifiée par les descendants de Krâl. L'un d'eux est d'ailleurs à présent Doyen des grands maîtres des castes.

Voilà c'est ainsi que les Samoans sont devenus des Pirasques. Ce n’est pas la version de l'histoire que vous trouverez dans les archives des maîtres enseignants....

Au fil du temps, le Don a été écarté au profit du dressage, moins efficace mais moins porteur de noirs souvenirs. Seul un petit nombre de Pirasques continue d'avoir le Don à chaque génération. Poussés par une soif de savoir plus grande que la moyenne, ils sont attirés par les horizons lointains et, bien qu'ils reviennent au Piras avec de nouvelles connaissances, ils ne maîtrisent jamais l'étendue de leur pouvoir.

As-tu des questions, Kilian ?

- Oui ! Pourquoi nous révéler cet épisode peu glorieux de notre passé ?

- Parce que nous voulons que tu saches jusqu'où tu peux aller.

Gothan intervint.

Moi, ce que je comprends, c'est que le Don est très nuisible.

 

Hum ! Gothan n'est sûrement pas chargé de cette mission, ou alors c'est un excellent acteur, se dit l'Atlante.

 

- Possible, Gothan, mais je pense que ce n'est pas le message qu'Az-Ram veut nous transmettre. Le Don peut être utilisé pour transmettre des idées à tes amis humains ou animaux. Il peut également servir contre tes ennemis, si ta vie ou celle d'un de tes alliés est en danger. Mais il ne doit jamais être un moyen d'asservir des êtres vivants. Est-ce que je me trompe, Mage ?

- Non ! Tu as raison. J'ajouterai qu'il ne peut pas non plus être utilisé pour suggérer une idée à un être vivant qui ne vous agresse pas... Et que cela soit bon ou mauvais pour lui !

Gothan se mit à rire.

- C'est dommage. J'avais des idées à souffler au grand Daran et à la belle Mazra.

- Gothan, tu es un incorrigible gredin ! Mazra sait-elle tout ceci, Mage ?

- Bien sûr, Kilian. Mazra est très expérimentée. Elle t'enseignera ce qu'elle sait mais tu apprendras vite, car tu es le plus doué d'entre tous. Cette quête va compléter votre éducation et mettre à l'épreuve vos capacités à utiliser le Don à bon escient.

Az-Ram se leva, sa robe se fit plus brillante et la barbe du mage prit des reflets d'azur. Tout en souriant aux deux garçons, il leur transmit le dernier message mentalement.

« Allez ! Veillez bien les uns sur les autres, écoutez, observez et surtout ne renoncez jamais à apprendre. La compréhension des autres est votre meilleure arme. »

Les deux garçons se levèrent, saluèrent le mage Az-Ram respectueusement. En sortant, ils ramassèrent les sacs pleins d'onguents et de plantes médicinales. Gothan appela Rod, le mainate vint se percher sur son épaule.

- Allons-y ! dit-il, les autres doivent s'impatienter.

Ils passèrent en silence près du dôme des héros. En franchissant le petit Dorn, ils jetèrent un drôle de regard sur les rochers de la Tyla et crurent y déceler des traces du sang des Troghs.

En sortant du bois, ils admirèrent au loin les murs de la cité fortifiée de Salda.

- Quelle histoire ! Combien de Pirasques sommes-nous, Kilian ?

- Sept millions, d'après l'administration du Do-Khan.

- Tout ça grâce au commandant Krâl. Te rends-tu compte que Mazra descend de lui ? Elle peut-être fière de ses ancêtres.

- Elle est surtout digne d'eux. C'est une grande guerrière !

- Oui, elle est si belle...

- Hé ! Gothan n'oublie pas qu'un jour tu m'as dit que les femmes étaient l'unique source de tes problèmes.

- Je ne risque pas de l'oublier, avec le grand Daran qui la regarde comme si elle avait des saphirs à la place des yeux.

- Ne sois pas jaloux, Gothan. Je trouve qu'ils vont bien ensemble. Non ?

- Oui. Si on veut... Bon ! Je vais faire acte de bonté et laisser la place à ce jeune Daran.

Les deux amis éclatèrent de rire et ne purent se calmer avant d'arriver au Krâl.

Ils étaient tous là, les provisions et les armes étaient déjà réparties en lots.

Dukan montra deux gourdes à Kilian.

- J'ai pris tes gourdes personnelles sur les recommandations de Made Zelia. Hé ! Qu'est-ce que vous avez à rire ?

- Ce n'est rien. Gothan est dans son jour de bonté et m'a raconté une histoire drôle.

- Quelle histoire ? Allez ! Raconte, Gothan, insista Daran en souriant.

Cela eut pour effet de faire rire encore plus nos deux compères.

- En fait, ça ne vous ferait pas rire. Il s'agit d'un jeu de mots que je suis seul à comprendre, dit Kilian

- Guerrière... Si belle ! articula le mainate.

Gothan cessa de rire.

- Rod ! Espèce de corbeau puant ! Si tu dis encore un mot, je t'étrangle.

Le mainate se percha sur une poutre.

- Pas jaloux Gothan... Bon Gothan.

- Rod ! Tu n'es plus mon assistant ! Sors d'ici !

Mazra riait. Elle vint s'asseoir à côté de Gothan. Il vit dans son regard qu'elle savait.

- Voyons Gothan. Il ne fait rien de méchant.

- Hum ! Oui... Bon ! Tu peux descendre Rod. Je regrette de t'avoir insulté.

Le mainate vint se percher sur l'épaule de son maître.

- Gothan... Pas jaloux... Jeune Daran... Belle guerrière.

Il frotta son bec jaune contre la joue de Gothan. Tout le monde se remit à rire de plus belle.

Tout en riant, Dukan ramassa un des sacs d'onguents et de plantes médicinales.

- Comment va-t-on répartir ces charges ?

- Ragh va porter une bonne partie de mes affaires. Je peux en prendre la moitié, dit Daran.

Gothan retrouva son souffle.

- Je prendrai l'autre moitié. Ah ! Az-Ram m'a recommandé de mettre les herbes à l'abri de Goto.

- Je demanderai à Goto de ne pas y toucher, ça devrait suffire. En attendant, tout est là. Nous pourrions partir ce soir.

- Non ! Je veux dire au revoir à Khan Aghir et à Made Zelia.

Mazra se leva et se dirigea vers la porte.

- Je veux aussi faire mes adieux à mon père. Retrouvons-nous ici, demain à l'aube.

Ils se saluèrent et chacun rentra chez soi. Kilian passa à la bergerie pour dire adieu à Minos et Mina. Puis il alla chercher Elga pour lui faire visiter la cabane.

Il lui montra où était le puits et tout le nécessaire pour faire la toilette et le petit déjeuner.

- Tu n'auras bientôt plus besoin d'aller au puits. Khan Aghir va faire poser des canalisations pour que l'eau arrive jusqu'à la cabane. Au fait ! Sais-tu où est Wolof ?

- Il est parti avec Brak, je suppose qu'il lui montre son territoire.

Elga était enchantée. Elle trouvait que tout était parfait. Elle s'entendait très bien avec ses nouveaux patrons et Brak trouvait ses nouveaux amis très intéressants.

- Intéressants ?

- Oui, c'est ce que j'ai perçu.

- Tu perçois bien. Je suis content que tu sois là.

- Merci, Kilian.

Du haut de ses douze ans, elle se dressa sur la pointe des pieds et lui donna un baiser sur la joue.

- Tu sens le mouton ! Tu devrais te laver avant le dîner car je devine que Made Zelia va pleurer et t'embrasser. Il vaut mieux que tu sentes bon.

- Tu as raison.

Il se débarbouilla et changea de chemise.

- Viens ! Allons dîner.

Ils coururent jusqu'aux cuisines où ils étaient attendus et passèrent à table. Soutenu par l'exubérance naturelle d'Elga, Khan Aghir essaya d'animer la conversation, mais rien n'y fit. L'ambiance resta solennelle et triste au cours de ce dîner d'adieu.

Pour le dessert, Made Zelia avait fait un gâteau aux pommes parfumé à la cannelle.

- Celui que tu préfères, dit-elle à Kilian, la larme à l'œil.

Elle le regarda manger jusqu'à la dernière miette, puis elle se précipita sur lui en pleurant. Made Zelia embrassa en le serrant très fort l'enfant qu'elle avait vu grandir. Elle comprenait qu'il ne serait plus le même après sa quête. Soudain elle soupira.

- Au revoir mon garçon.

Et elle s'enfuit en sanglotant dans l'escalier.

Les adieux et les recommandations de Khan Aghir furent ceux d'un père pour son fils. Il lui donna un ceinturon à boucle de cuivre auquel pendait une bourse en cuir.

- Tiens ! Elle appartenait à mon père, qui la tenait lui-même de son père. Je souhaite qu'elle te soit utile dans ta quête, comme elle l'a été dans la mienne.

Kilian savait que la bourse contenait une boussole dont le Do-Khan lui avait déjà montré l'usage. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux.

- Merci Khan, je vous la ramènerai.

- Non mon garçon. C'est à toi qu'elle revient, comme elle reviendra à ton enfant. Maintenant il est temps de nous séparer. Adieu Kilian.

Khan Aghir le serra une dernière fois dans ses bras et monta lentement l'escalier. Ému, Kilian passa le ceinturon en bandoulière et s'apprêta à sortir. Se retournant pour regarder encore une fois cette cuisine où il avait vécu une partie de son enfance, il rencontra le regard d'Elga, plein de larmes.

- Qu'est ce que c'était émouvant ! Ils t'aiment vraiment beaucoup, dis donc !

- Oui. Ils m'aiment beaucoup.

Elle s'approcha de lui, l'embrassa sur la joue et mit sa tête sur son épaule.

- Moi aussi, je t'aime vraiment beaucoup.

Elle déposa un autre baiser sur ses lèvres et s'enfuit en courant vers sa chambre. Kilian porta la main à sa bouche.

« Fichtre ! ... Comme dirait Daran ».

Il regagna sa cabane où Wolof l'attendait. Ils se racontèrent leur journée, puis tombèrent d'accord sur les qualités d'Elga et de Brak.

- Surtout Elga, ajouta Kilian.

Wolof pencha la tête pour interroger Kilian.

- Parce qu'elle est... intéressante. Voilà ! Et puis tu es trop curieux. Bonne nuit.

Il souffla la lampe.

Le lendemain à l'aube, cinq personnes, chargées d'équipements divers et vêtues de la traditionnelle tenue de cuir des guerriers pirasques, quittaient le Krâl.

En tête venait Kilian, portant en bandoulière un grand ceinturon à boucle de cuivre. Il était suivi de Gothan et de ses deux assistants, Rod sur l'épaule droite et Zip dans sa gibecière. Derrière eux Daran et Mazra marchaient côte à côte. Dukan fermait la marche et essayait vainement de se rappeler où et comment il avait bien pu égarer son bonnet de cuir.

Les précédant de cinq cents pas environ, un groupe d'animaux composé de Ragh, Wolof et Goto se dirigeait vers l'ouest. En plus de son chargement, le chimpanzé portait un bonnet de cuir et semblait content de lui...

Tahar, l'aigle géant planait déjà sur la montagne et Mazra savait qu'il n'y avait rien à signaler au-dessus de la « porte Kilian ».

 

Dans son caisson sensoriel Solkin, se demandait en quoi cette quête était utile aux Atlantes. Et surtout, il se demandait qui était en charge de cette mission.

Kilian était le plus doué mais peu expérimenté, Gothan pouvait jouer à l'imbécile mais il avait été choisi par Az-Ram, Mazra avait le Don, l'expérience et un charisme indéniable. Il hésitait entre les deux derniers.

 

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